Je ne suis pas le paria, mais le fils-aimé de la Russie
En ces jours je suis son reproche muet…
M.A Volochine, La Maison du poète
« Aujourd’hui est un grand jour. Aujourd’hui c’est décidé, nous partons en Crimée, à Féodossia, et nous vivrons là-bas. Nous partons pour toujours ! (…) Jamais je n’ai été si heureux qu’aujourd’hui… » C’est par cette note écrite le 17 mars 1893 dans son journal par Marc Volochine, lycéen de 16 ans, que commença ce qui allait faire de Koktebel une légende. Beaucoup plus tard, au début des années 1930, Ossip Mandelstam, qui venait souvent à la Maison du Poète, écrivait : « Maximilien Alexandrovitch, intendant d’honneur d’un merveilleux hasard géologique, nommé Koktebel, a consacré sa vie à magnétiser la baie qui lui a été confiée. Il a mené un travail dantesque pour fusionner avec le paysage… »
En 1932, Volochine entreprit le « voyage des voyages », ainsi qu’il aimait à désigner la mort, mais le « magnétisme », le charme de cette terre à première vue sans éclat demeure encore…
Pour beaucoup de Russes, Koktebel est devenu presque un mot de passe. Des générations de Moscovites et de Pétersbourgeois y vont depuis des années, les plus chanceux y possèdent une datcha. Une fois là-bas, on dirait que les gens en sont fous. Ce phénomène perdure de nos jours. Rien ne les arrête : ni les frontières, les douanes, le prix du billet qui augmente tous les 6 mois…
Mon père, physicien célèbre, m’emmena à Koktebel la première fois en 1957. J’avais alors dix ans, nous vivions au centre tourisque de la Maison des Savants. Je suis donc un de ceux qui ont grandi là-bas, pour lesquels ce petit village de Crimée est devenu une deuxième patrie.
En 1967, j’y suis retourné alors que j’étais étudiant en deuxième année. Je marchais sur la promenade quand je vis soudain sur le balcon de la Maison des Poètes une jeune fille de ma promotion. Elle me fit un geste de la main et cria : « Sacha, veux-tu laver le sol dans l’atelier ? » « Bien sûr que je le veux ! »
Lors de ce séjour, je dessinai beaucoup, et l’on montra mes dessins à Marie Stepanovna, la veuve de Volochine. Mes dessins lui plurent. C’est ainsi que j’entrai dans la Maison. Ce furent des moments très heureux, où l’on pouvait séjourner, vivre, boire le thé avec Marie Stépanovna, écouter ses récits, s’imprégner de l’esprit de la Maison. En tant qu’architecte, j’étais sensible à ses espaces intérieurs originaux. Il y avait beaucoup de personnes remarquables, on jouait de la musique. La Maison était vivante. De ses murs, des objets, des livres émanait une sorte de fluide raffiné, un vent venu d’une autre époque.
Marie Stépanovna racontait que lorsque le célèble V.V. Choulgine vint la voir, après de longues années d’émigration, sa première exclamation fut : « Mon Dieu ! C’est la seule maison en Russie, où est resté cette odeur… d’avant 1917 ! ».
Maison-Eglise, Maison-Navire. Construite en dix ans avec un budget assez modeste, la Maison du Poète est assez fruste, mais étonnament intéressante. Les fenêtres romanes, allongées, de l’atelier sont un écho évident des impressions espagnoles et françaises du poète. Il nous a laissé le moule de son âme, sa coquille.
Au cours du 20e siècle, aussi étrange que cela paraisse, on trouve très peu d’exemples de poètes ou de peintres qui auraient construit eux-même leur maison ou atelier. D’habitude ils louaient, achetaient ou, dans le meilleurs des cas, commandaient un projet à un architecte.
Volochine avait ouvert tout grand les portes de sa maison pour ses amis. « Il n’est pas en ce moment de telle concentration de gens intéressants en Russie. » – écrit Briusov sur la Maison de Koktebel. Et Marie Stepanova Volochina aimait à répéter : « Il est plus facile de nommer ceux qui ne sont pas venus à la Maison, que ceux qui y ont séjourné ! »
En effet, qui ne venait pas là-bas ! Il est facile de s’imaginer la clôture de la Maison, faite de planches mémorables. Du vivant de Volochine, les invités de la Maison du Poète furent : Tsvetaeva, Mandelstam, Gumilev, Grin, Briousov, Bely, A. Tolstoy, Boulgakov, Gorki, Veresaev, Zoshenko, Vs . Rozhdestvenski, Chukovski, Xhodasevitch, Erenburg, Zamiatin, Leonov, Petrov-Vodkin, Bogaevski, Lentulov, Falk, Gabrichevski, Kruglikova, Ostroumova-Lebedeva… Et dans la deuxième moitié du siècle : Soljenitsine, Brodski, Daniel, V. Nekrasov, A. Men, Aksenov, Bitov, Akhmadulina, Evtushenko, Tchitchibabine, Iskander, Sapgir, Kaverine, Strugatskie, Mikhalovy, Belov, Radzinski, Rybakov, Pristavkin, Neygaouz, Oulanova, Pikhter…
Les dernières années de la vie de Volochine furent assombries pas les tentatives, par les nouveaux maîtres du pays, de lui retirer son enfant bien-aimé : de détourner à leurs fins la Maison. Cependant, la Maison survécut à toutes les tempêtes du 20e siècle, comme si elle était protégée par des forces invisibles.
Pendant de nombreuses années, à Koktebel, les choses sont restées ainsi, de telle façon qu’on pourrait imaginer que le maître de céans est parti en promenade dans ses collines bien-aimées, laissant par hasard son bâton près de la porte. Cependant le temps passe, inexorable.
Une série d’expertises menées à la fin des années 1990 a montré que la Maison-musée de Volochine est dans un état alarmant. La construction en bois – poutres, balcons, escaliers, encadrements de fenêtres… – est usée, moisie. Il y a des fentes dans les murs, pas d’isolations, le système d’électricité est en piteux état, etc. Le chauffage du Musée n’a été installé que très récemment. Ces problèmes, et une multitude d’autres ne sont pas réglés depuis des années à cause de l’absence du financement nécessaire.
Nombreux sont ceux, à Moscou, qui viennent depuis des années à Koktebel et à la Maison du Poète, et qui aiment les oeuvres de Volochine. En dépit du fait que la Maison-Musée de M.A. Volochine est maintenant sur le «territoire d’un autre Etat », on est difficilement indifférent devant l’état lamentable de cet ilôt de littérature russe pour nous si sacré.
(…)
A.N.Goussev
Extraits traduits de l’arcticle : http://www.moscow-crimea.ru/culture/literature/muzey/voloshin_sovet.html
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